Catherine Coquery-Vidrovitch. Compte rendu

Catherine Coquery-Vidrovitch. Compte rendu

Frenchness and the African Diaspora. Identity and Uprising in Contemporary France / eds. Ch. Tshimanga, D. Gondola, P. J. Bloom. Bloomington & Indianapolis: Indiana University Press, 2009. VI & 336 p. ISBN 978-0-253-22131-5

Que voici un livre int?ressant! Il pr?sente la particularit? d’?tre compos? quasi exclusivement par une diaspora d’historiens r?put?s de l’Afrique, la plupart Africains francophones (et quelques Fran?ais), presque tous en poste dans des universit?s anglophones.

Pour eux plus encore que pour nous, historiens dans l’hexagone, se pose de fa?on aigu? la question de la francit?. Hasard ou co?ncidence? Les ?meutes de Clichy-sous-Bois provoqu?es par la mort de deux adolescents par bavure polici?re, le 27 octobre 2005, dites «?meutes de banlieue», ont eu lieu quelques jours apr?s la mort d’une h?ro?ne de la lutte pour l’?galit? des droits aux ?tats-Unis, Rosa Parks, celle-l? m?me qui avait refus? la discrimination impos?e dans les autobus de la ville de Montgomery en Alabama. Mais aux ?tats-Unis la discrimination raciale ?tait alors de droit, tandis qu’en France le racisme, th?oriquement, n’existe pas plus que la race. C’est le point de d?part de ce volume, qui essaie de comprendre la contradiction entre l’id?ologie r?publicaine, color-blind par principe, et l’«?pidermisation» croissante de la discrimination raciale ? la fran?aise.

C’est en historiens que les auteurs analysent l’?volution de ces derni?res ann?es en France, dont le dernier avatar, apr?s un processus de «remue-m?moire» engag? sur l’histoire coloniale, est celui du nationalisme actuel, o? l’immigrant est per?u comme une menace contre une identit? nationale r?duite ? un hexagone fg? dans un pass? refabriqu? (le «roman national»).

Le volume d?bute par l’analyse des ?meutes, ? laquelle est consacr?e la premi?re section: quels en sont les facteurs explicatifs, les causes et leur signifcation, qui ne peut se r?duire ? celle d’une «racaille mafeuse». Il s’agit, en fait, d’un mod?le r?current dans l’histoire fran?aise, o? l’explosion de rue traduit un paroxysme de malaise social. Didier Lapeyronnie, tout en rejetant toute approche romantique ou simplif?e des ?meutes, analyse leur progression depuis le d?but des ann?es 1980, dans un contexte croissant d’in?galit?, de discrimination raciale et de violences polici?res. Ahmed Boubeker analyse ? son tour les limites du paradigme d’assimilation ? la fran?aise (ou int?gration) dans un contexte d’hybridation culturelle et de globalisation acc?l?r?e. Achille Mbembe donne la version anglaise de deux textes lucides ?crits ? chaud, o? il stigmatisait le racisme d’?tat et l’«impens? fran?ais» de la race.

La deuxi?me partie ?tudie l’histoire et l’?volution du concept de citoyennet? depuis les d?buts de la colonisation. Fred Cooper l’?claire de son investigation pr?cise des archives de l’apr?s-guerre, ? l’?poque de constitution de l’Union fran?aise. L’?tat fran?ais avait depuis longtemps jou? d’un certain fou entre les concepts de nationalit? et de citoyennet?. Surtout depuis le triomphe th?orique de l’id?e imp?riale glorif?e ? l’?poque de la Seconde Guerre mondiale, aussi bien par le gouvernement de Vichy que par le g?n?ral De Gaulle et la France libre, le mythe de la plus grande France a pris le pas sur l’id?e jacobine h?rit?e de la R?volution fran?aise. Les hommes politiques de 1946 ont s?rieusement discut? d’une nationalit? commune pour tous, habitants de l’hexagone comme de l’Union fran?aise: celle de «citoyen de la France et de l’Union fran?aise», espace de libre circulation des hommes et des biens (o? n?anmoins les droits civils et politiques des dif?rentes cat?gories de citoyens ne seraient pas n?cessairement les m?mes pour tous). C’?tait ? mille lieux d’une d?fnition limit?e ? l’?tat-nation, concept qui serait donc relativement r?cent, forg? au fl des ?checs coloniaux r?p?t?s de la Quatri?me R?publique: bref, ? l’en croire, et contrairement ? ce que paraissent penser la plupart des historiens fran?ais, la France n’aurait admis que tardivement de se limiter ? l’?tat-nation d’aujourd’hui.

Florence Bernault et Nicolas Bancel s’attachent ? d?monter les p?rip?ties qui ont jalonn? les ann?es de crise postcoloniale d?clench?es entre autres par la loi Taubira (2001) et par le fameux «article 4» de la loi de f?vrier 2005 intimant aux enseignants d’enseigner les «aspects positifs» de la colonisation, en particulier en Afrique du Nord. Florence Bernault analyse l’ambigu?t? de la r?action diversif?e mais globalement conservatrice des intellectuels fran?ais ? la crise postcoloniale actuelle, ? travers les malentendus et les oppositions qui se sont manifest?s. Elle interroge l’incapacit? du discours h?g?monique r?publicain ? saisir le sens et l’int?r?t de la mont?e d’expressions et de revendications nouvel-

les, telles que celles du CRAN (Conseil repr?sentatif des Associations noires) ou des Indig?nes de la R?publique, qui sont souvent rejet?es de fa?on univoque. Nicolas Bancel explicite ? son tour les p?rip?ties qui ont abouti ? cette crise. La loi du 23 f?vrier 2005 fut en fait l’aboutissement de dix ann?es d’un combat politique obstin?, de la part des secteurs les plus conservateurs du pays, pour fabriquer une imagerie coloniale propre ? satisfaire les revendications nationales identitaires qui s’afrment aujourd’hui[842].

Didier Gondola se place du c?t? des minorit?s discrimin?es pour ?voquer la persistance de relations de type colonial entre la France et ses populations, citoyens ou r?sidents, d’ascendance africaine. Il analyse le lien entre la marginalisation des travailleurs d’origine immigr?e et le poids des int?r?ts ?conomiques fran?ais, notamment p?troliers, sur l’exemple du scandale Elf au Congo. En comparant la situation des diasporas noires en Grande-Bretagne, aux ?tats-Unis et en France, il met l’accent, pour cette derni?re, sur le poids du mythe colonial qui tend ? «essentialiser» la question noire, aussi bien dans les milieux politiques conservateurs qu’au sein de la gauche souverainiste.

Enfn la derni?re partie rend compte de signes et de tensions de type nouveau qui pourraient ofrir des indices d’?volution, notamment dans le domaine de la culture populaire. On peut n’?tre pas d’accord avec la th?se de Pierre T?vanian, qui prend ?nergiquement parti contre la loi de 2004 interdisant le port de symboles religieux trop visibles ? l’?cole. Il n’en d?veloppe pas moins avec fnesse les tenants et aboutissants de cette loi, dont il fait «en d?pit des anti-racistes et des militants qui ont d?fendu la loi au nom du f?minisme ou du s?cularisme», un exemple manifeste d’«exclusionnisme raciste». Faisant partie des premiers, je reste n?anmoins sceptique sur sa d?monstration, dans la mesure o? elle glisse sur tout ce qui ne concerne pas le tchador: soulignant non sans raison l’«hyst?rie anti-foulard» r?v?l?e par la mesure, nulle part il ne mentionne n?anmoins que tout signe religieux est interdit ? l’?cole (et pas seulement musulman): aucune mention des quatre malheureux jeunes sikhs qui en furent exclus, ni de l’interdiction de croix agressives; il parle des «femmes» (women) ? qui l’on interdit ce port alors qu’il s’agit en tr?s grande majorit? de jeunes flles mineures (il faudrait ?crire girls), et il confond, plus grave, «?cole» et «espace public» (cf. p. 193) – alors que cette distinction devient essentielle d?s lors que c’est dans l’espace public que des extr?mistes politiques parlent d’interdire le port de la burka

Bref son raisonnement n’est pas de parfaite bonne fois, en particulier dans sa conclusion qui, en soulignant l’«humiliation collective» des seuls musulmans, fait bon march? des r?ticences sur le voile ? l’?cole assez largement exprim?es par des femmes musulmanes elles-m?mes. Bref, ? l’image des anglophones dont il n’est pourtant pas, il est insensible ? ce qui reste une anomalie politique dans le monde entier: seuls le Mexique et la France ont inscrit dans la loi la s?paration entre l’?glise et l’?tat; lorsque le pr?sident du Mexique, ce pays pourtant si catholique, a bais? l’anneau papal lors de la visite de Jean-Paul II, la premi?re d’un pape dans cet ?tat, ce fut un v?ritable scandale national (1979). On a oubli? qu’en France, c’est le r?gime de Vichy qui avait r?introduit les pr?tres ? l’?cole pour enseigner le cat?chisme (hors les heures de classe), privil?ge qui leur fut retir? ? la Lib?ration. Je r?cuse, ?videmment, le recours actuel exclusif aux «racines chr?tiennes» suppos?es de la France. C’est que je fais partie, je le reconnais volontiers, des intransigeants de la la?cit? de l’?cole publique, et ce sans concession ? quelque religion que ce soit: qu’il y ait au moins un lieu o?, prot?g?es par l’?tat qui a la responsabilit? d’une ?ducation ?galitaire, les fllettes apprennent qu’elles ont le droit de se servir de leur corps comme les gar?ons, elles sont libres de faire ce qu’elles veulent une fois qu’elles en ont franchi le seuil!

Sur l’exemple de Zineddine Zidane, Nacira Gu?nif-Souilamas analyse le cas d’un citoyen postcolonial, certes hors du commun, mais qui demeure apparemment insensible ? sa condition consid?r?e par les autres particuli?re, quels que soient les r?actions et les commentaires du public. Celui-ci, selon les cas, va le porter au pinacle des h?ros nationaux lorsqu’il fait triompher «les Bleux», ou bien le renvoyer ? son origine kabyle lorsqu’il se laisse aller ? son fameux «coup de boule». Le tout est de comprendre le silence de Zidane: «Can the subaltern speak», comme l’a demand? Spivak en 1988?

Peter Bloom analyse les origines et la signifcation d’une technique gymnastique tr?s particuli?re, celle du parkour, connue dans les banlieues fran?aises sous le nom de Yamakasi, mot d’origine lingala signifant «un homme fort», qui incarne un condens? d’arts martiaux asiatiques m?l? ? des techniques de danse congolaise. Il part de fa?on int?ressante de l’infuence du cin?ma sur une invention culturelle de reconnaissance interne, puisque l’origine du parkour remonte au flm «Banlieue 13» (2004) qui pr?ne une esth?tique african american de gansgta-rap. Il poursuit ? travers le cin?ma beur naissant l’?vocation de l’univers clos de la vie en grand ensemble. Mais j’avoue que m’interpelle quelque peu sa comparaison fl?e du passage du camp de transit ? la conception du grand ensemble, ? partir du HLM de La Muette ? Drancy qui fut d?volu au sinistre usage que l’on sait sous Vichy: y eut-il, ? partir du m?me type de b?ti, m?taphore apr?s-guerre de l’enfermement des Juifs destin?s ? ?tre d?port?s, ? celui des pauvres transf?r?s des bidonvilles aux grands ensembles o? ils se trouveraient aujourd’hui dans une situation quasi comparable? Il me semble que le cin?ma l’entra?ne un peu loin…

Enfn, Charles Tshimanga a raison d’insister sur les sp?cifcit?s et les r?v?lations du discours du rap fran?ais: les paroles n’expriment pas seulement la contestation subversive trop rapidement qualif?e de racisme anti-blanc. Elles permettent ? une cat?gorie sociale bien d?limit?e et discrimin?e, celle des jeunes de banlieue, de transcender par la d?rision leurs dif?rences de race, d’ethnie, de religion, voire m?me de classe pour exprimer leur engagement dans le d?bat politique fran?ais.

Accompagn? de r?f?rences pr?cises en fn de chaque article et d’une solide bibliographie g?n?rale, d’un glossaire tr?s utile des termes dits «de banlieue» et d’un index fourni, ce livre, dont le ton est mesur? m?me si les analyses ne manquent pas d’audace, constitue un bilan s?rieusement document? de nos derni?res ann?es postcoloniales, dont on ne peut que souhaiter qu’une version fran?aise soit bient?t publi?e. En attendant, ce livre constitue un outil de travail redoutable pour tous nos coll?gues anglophones int?ress?s ? l’histoire de France, aussi bien nationale que coloniale.

© Coquery-Vidrovitch C., 2013

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